Journée d’étude
Preuve, indice, trace : approches historiennes / approches judiciaires de l’image
Vendredi 15 avril 2022
INHA – Salle Vasari
Journée d’étude organisée par Aurélie Ledoux (Université Paris Nanterre/HAR) et Marguerite Vappereau (Université Bordeaux Montaigne/CLARE)
Cette journée d’étude s’inscrit dans le cadre du projet de recherche « La “preuve par l’image” : de la contre–histoire au complotisme », mené depuis 2020 au sein de l’EUR ArTeC. Il a pour objectif de penser la place spécifique de l’image photo–filmique dans la revendication et la promotion d’une « contre–histoire », notion dont la résonnance politique suppose elle–même d’élucider ses rapports à l’histoire populaire, à la micro–histoire ou encore aux démarches contemporaines dites de « réinformation ». Conçue comme une étape dans le développement de ce projet, cette journée vise ainsi à revenir sur les usages historiographiques de l’image photo–filmique, dans leur rapprochement – et donc aussi confrontation – avec ses usages judiciaires.
Dès les origines du cinéma, Boleslas Matuszewski voyait dans la captation cinématographique « non seulement un document historique, mais une parcelle d’histoire, et de l’histoire qui n’est pas évanouie, qui n’a pas besoin d’un génie pour la ressusciter » (Boleslas Matuszewski, « Une nouvelle source de l’histoire »). De cette immédiateté
supposée de l’Histoire en l’image, Matuszewski concluait à la capacité de celle–ci d’authentifier et de contrôler le récit historique lui–même, mettant ainsi en avant une double supériorité de l’image : supériorité de l’image photo–filmique sur les discours (notamment sur les témoignages, susceptibles d’approximations comme de mensonges), mais aussi supériorité de l’image animée sur la photographie, par le saut qualitatif que constitue en termes d’informations l’enregistrement du mouvement. Si les analyses de Matuszewski, par leur précocité même, témoignent des nombreux « angles morts » de leur époque (notamment en matière de montage et de trucage) ainsi que d’une croyance naïve en la prétendue objectivité de l’image photo–filmique, elles permettent néanmoins deposer la question de la valeur spécifique de la captation filmique lorsqu’on entend faire de celle–ci une « source de l’Histoire », et non sa simple illustration.
Que l’image photographique ou filmique ne soit jamais qu’un « point de vue » au double sens du terme – point de vue physique (et donc partiel) de la caméra par rapport à ce qu’elle enregistre, et point de vue idéologique (et donc partial) selon l’intention de la prise de vue – ne suffit pas en effet à anéantir sa portée « indicielle », c’est–à–dire le fait que, tout en étant une représentation de la réalité, elle en constitue aussi une trace – et pas simplement un signe (François Niney, L’Épreuve du réel à l’écran. Essai sur le principe de réalité documentaire). Cette spécificité de l’image photo–filmique, par rapport aux autres images qui ne sont pas des prises de vue, devait ainsi fonder des usages historiographiques dont le principe, tel qu’il fut théorisé par Siegfried Kracauer, repose sur l’écart qui sépare l’intentionnalité de la prise de vue et la saisie non–intentionnelle d’éléments d’abord inaperçus ou impensés : l’enregistrement mécanique du réel entraîne la captation de phénomènes discrets – détails en apparence insignifiants, gestes involontaires, foules, impressions passagères, hasards et imprévus – qui à ce titre
échappent à la perception courante et aux volontés de mises en scène artistiques ou propagandistes, et sont ainsi susceptibles de révéler par la suite la réalité d’une époque (Siegfried Kracauer, Théorie du film).
Mais il convient de voir que cette valeur indicielle de l’image, loin d’être immédiate, résulte ici d’une méthode indiciaire qui consiste à réinterpréter les images filmiques à partir de leurs marges ou, pour reprendre la formule de Carlo Ginzburg, de ces « faits expérimentaux apparemment négligeables » qui permettent d’accéder à un savoir, ou plus encore de procéder à une réévaluation de ce que l’on croyait savoir (Carlo Ginzburg, « Traces, Racines d’un paradigme indiciaire »). Contrairement donc à ce que la métaphore du cinéma comme « reflet de la société » parfois utilisée par Kracauer pourrait laisser entendre, la possibilité de saisir la réalité par l’image ne réside pas dans une
reconnaissance directe, mais suppose une démarche analytique qui détermine ce qui dans l’image est amené à prendre sens : ce n’est pas tant l’image qui fait la preuve que la pensée qui érige l’image en possibilité d’indice. Si donc l’image intéresse l’historien, c’est « non dans sa prétention ubiquiste à produire des “effets de balcon” et à refléter fidèlement le réel, mais dans sa capacité à forger des constructions narratives sur l’événement dont le déchiffrement est pertinent pour l’Histoire » (Sylvie Lindeperg, Clio de 5 à 7. Les actualités filmées de la Libération : archives du futur). Ainsi, l’usage de photographies ou de films dans le cadre du paradigme indiciaire ne viserait pas à prétendre accéder directement au « réel » (contre la médiation des discours), mais plutôt à permettre de révéler des mises en récit de l’événement (comme discours implicites de l’image).
Ce travail du regard historien fait écho à la construction de la nature probante de l’image dans le cadre judicaire. Car, à travers la question de la valeur juridique accordée à la photographie ou au film, se joue la compréhension de ce qui, dans le visible, « fait preuve ». Le rôle joué par la vidéo du passage à tabac de Rodney King par quatre policiers de Los Angeles en 1991 constitue à cet égard un cas exemplaire, tant par l’importance politique de cet événement qui devait conduire aux émeutes de 1992, que par l’élaboration au fil des procès de regards « experts » sur ces images qui en livrèrent des interprétations concurrentes et motivèrent l’acquittement puis la condamnation des
policiers. L’analyse conduite par Charles Goodwin de l’affaire Rodney King devait ainsi mettre en évidence que, au lieu de constituer immédiatement une preuve, la vision des images suppose toujours un cadre interprétatif qui implique des pratiques sociales discursives (Charles Goodwin, « Professionnal Vision »). Il en résulte que si l’expression de « preuve par l’image » paraît théoriquement suspecte, cette prise de distance critique s’expliquerait moins par l’incapacité de l’image à faire preuve (au terme d’un processus qui en détermine la valeur probante), que par la méfiance envers le rapprochement de ses deux termes qui tendrait à faire confondre la notion de preuve avec celle d’évidence (dont l’étymologie même relie le caractère d’immédiateté à la conviction au modèle de la vision).
Cette journée d’étude se propose ainsi d’examiner les usages de l’image photo–filmique dans le contexte historiographique et judiciaire contemporain, afin de distinguer la spécificité de chacune de ces approches en privilégiant les axes suivants :
– Approches historiennes de l’archive filmique : construction du regard sur l’archive, interprétation et réinterprétations des images.
– Usages indiciels (légitimes ou non) d’images photo–filmiques (images d’actualité réinterprétées, usages documentaires de films de fiction, images documentaires utilisées dans des films de fiction, images qui illustrent un événement qu’elles ne documentent pas…).
– Valeur juridique des images dans le cadre de la justice pénale (génocide, conflits armés, violences policières), importance des images dans la caractérisation de l’événement, effet des innovations technologiques et de l’omniprésence de l’image enregistrée dans nos sociétés contemporaines (caméras de surveillances, body–cam, téléphones portables…).
– Méthodes du laboratoire Forensic Architecture en tant que nouvelle approche de terrain pour mettre à jour une « vérité en ruines » contemporaine, au croisement des technologies contemporaines de l’image et de l’activisme politique.
Cette journée d’étude se tiendra le vendredi 15 avril 2022 à l’INHA.
Les propositions de communication (de 2000 à 3000 caractères), ainsi qu’une brève bio–bibliographie, doivent être adressées aux organisatrices Aurélie Ledoux (aledoux@parisnanterre.fr) et Marguerite Vappereau (marguerite.vappereau@u–bordeaux–montaigne.fr) au plus tard le 31 janvier 2022.