Les débats, discours, joutes oratoires et autres prises de parole publiques sont des moments clefs de la construction du récit filmique. Dans les films, les allocutions publiques font l’objet de diverses mises en scène présentant les mots comme force et forme de persuasion. Le cinéma parlant, comme le théâtre, donne à voir autant qu’à entendre la puissance du langage par des hommes qui en sont les dépositaires. À mettre en image les mots de celui qui argumente, les films retrouvent cet art ancien qu’est l’art de convaincre. Ils instituent des correspondances entre la dimension textuelle de la rhétorique et l’image qu’elle évoque. L’objet est donc double : une rhétorique filmée, c’est à la fois une rhétorique qu’on filme, image dans l’image et le film comme rhétorique.
Il s’agit de se demander, si par-delà les énoncés et les arguments filmés, les plaidoyers ne valent pas aussi bien pour l’acte même d’exposer dans le film une parole, selon une certaine mise en scène de l’elocutio. Nous interrogerons alors l’impact des usages et des effets issus d’une culture de l’éloquence, à la fois dans l’image de celui qui parle, et dans le trajet qui mène à ceux qui reçoivent cette parole.
Le croisement de l’analyse rhétorique – c’est-à-dire l’étude des éléments textuels et gestuels de déclamation, et leur mise en espace – et de l’analyse! filmique permet d’interroger cinématographiquement & théâtralement le passage d’une prise de parole filmée à ce qui constituerait un acte de parole du film. Les pratiques et mémoires de gestes rhétoriques s’observent au prisme de différentes circulations. Il s’agira alors d’étudier celles qui se manifestent à la fois entre les différents arts (principalement le théâtre et cinéma), mais également entre les arts et les pratiques politiques et juridiques.
Il existe une longue et vaste tradition, théâtrale d’abord, cinématographique ensuite, de représentation de ces personnages-tribuns. Ainsi, dès 1911, Lucien Guitry incarne Le Tribun d’Émile Fabre. À la suite des expérimentations naturaliste du XIXème siècle, un théâtre à vocation populaire et patriotique se met en place, notamment dans les différents « théâtres du peuple » européens (Volkstheater à Vienne, Schiller Theater à Berlin, Théâtre du Peuple de Bussang). Cette tradition d’un théâtre du peuple, à la fois patriotique et réaliste, a pu influencer le théâtre et le cinéma américain(1) et leur représentation de la rhétorique, tandis que, au même moment, la tournée de Stanislavski aux États-Unis inspirait un nouveau type de jeu chez les comédien-ne-s américain- e-s, notamment sous l’influence du Group Theatre.
Dans les films, les personnages-tribuns, devenus ‘héros-orateurs’(2) ont très souvent fait l’objet de scènes de procès, qui est un genre où s’est illustré entre autre le cinéma américain, le cinéma français et le cinéma allemand. Les lieux de l’assemblée, du tribunal, de l’agora ou du forum ont permis d’analyser les images du délibératif, du judiciaire et de l’épidictique. L’élargissement de ces scènes et de ces gestes à celles d’autres sites, d’autres personnes et d’autres gestes diffuse et déplace la référence à la tribune, à comprendre comme «l’axe verbal qui est proposé par le discours rhétorique d’un orateur»(3). À travers les allocutions de personnages variés, de registres ou de moments inattendus (Anybody’s Woman, Dorothy Azner ; Notre pain quotidien, King Vidor), la rhétorique reproduit des codes d’adresse alors même qu’elle s’extrait d’un cadre juridique. À déborder ainsi des genres qui lui sont traditionnellement attachés, la rhétorique filmée dynamiserait le rapport entre cinéma, théâtre et éloquence, depuis les débuts du parlant jusqu’à ce que le medium télévisuel n’ait en partie modifié les conditions d’exercice de la parole filmée.
Les formes que la rhétorique filmée met en mouvement sont à rapprocher de leurs histoires politiques et culturelles, des héritages et des influences. En d’autres termes, la construction esthétique d’un ‘orateur-héros’, rhéteur au sein d’une sphère inhabituelle, sert souvent un propos populaire. Etudier la mise en image de ces porte-paroles, qu’ils soient ou non des hommes issus du peuple, et que leurs discours soient ou non destinés au plus grand nombre, conduit inexorablement le film à renseigner l’environnement dans lequel s’inscrit la fiction.!
Le colloque s’intéressera enfin aux ambiguïtés voire aux limites que pose l’analyse de la rhétorique filmée. Le caractère populaire de ces prises de parole décline en différents profils detribuns l’expression de la démocratie. Les questions de responsabilités ou de partage transparaissent alors de manière directe (Juarez, Dieterle 1938 ; Young Mister Lincoln, Ford 1939 ; Mr. Smith goes to Washington, Capra 1939) et indirecte (Fury, Lang 1936 ; Madame Curie, LeRoy 1943) au bénéfice d’une attention ou d’une critique envers les principes démocratiques et des institutions (personnes morales et physiques) censées les incarner. Pourtant, la maîtrise des codes rhétoriques n’est réservée qu’à une minorité d’hommes. Faire voir la rhétorique, c’est rendre visible le performatif et l’influence des mots, selon des pratiques oratoires que seuls quelques tribuns détiennent et dont les effets varient sensiblement selon leurs usages. Ce constat n’est pas sans actualiser l’horizon de possibles questionnements : quelles seraient les nouvelles tribunes, celles qui configurent similairement la puissance d’une parole en image, issue de ce que nous tâchons de nommer la rhétorique filmée.
(1) Marie C. Henderson, Theater in America, p. 67: « While the movies were profoundly affecting the livelihood and status of playwrights, by 1920, the artistic tide was again flowing strongly from Europe. No longer was it possible for producers to ignore the work of Ibsen, Shaw and the German and French realist playwrights ».
(2) Nous poursuivons les réflexions de F.M. Nevins sur les héros de la justice, in : John Denvir (ed.), « Through the Great Depression on Horseback », Legal Reelism, University of Illinois Press, 1996, p. 45.
(3) Guillaume Soulez, Quand le film nous parle : Rhétorique, Cinéma, Télévision, Paris, PUF, 2011. p. 143.
PISTES DE RECHERCHE
• Héritages et influences : la rhétorique filmée est l’héritière d’une véritable culture de l’éloquence, qui dépasse le cadre purement artistique. S’imprégnant de techniques de jeux autant que de leur connaissance des tribuns de leur époque, les acteurs, avec l’aide des réalisateurs, construisent une pratique de l’art oratoire. L’existence même de cette pratique invite à sa description précise et à l’étude de ses origines, de ses influences comme de ses transformations. !
Comment se manifeste l’elocutio au cinéma ? Y a-t-il une singularité des films classiques hollywoodiens dans les pratiques rhétoriques ? Quelles sont les origines des différentes postures, gestes, stratégies corporelles de tribuns ? D’où provient le jeu des acteurs classiques hollywoodien dans leurs pratiques tribunitiennes ? Quels échanges entre la rhétorique filmée et les tribuns professionnels de l’époque étudiée ? Les acteurs hollywoodiens sont-ils les dépositaires d’une mémoire gestuelle particulière ?!
• Les croisements inter-artistiques et intermédiaux : Le cinéma classique hollywoodien n’est pas un univers clos sur lui-même. Il bénéficie d’apports importants du théâtre, notamment français et allemand, mais aussi des arts picturaux et des pratiques radiophoniques. Ces influences artistiques ont un impact sur les scènes de tribuns.!
En quoi la tribune serait-elle un espace théâtralisé ? Comment s’établissent les relations entre les tribuns du théâtre et ceux du cinéma ? Quelles formes d’héritages ? Existe-t-il des influences des arts picturaux ? Comment les tribunes sont-elles relayées ? Produisent-elles des phénomènes de mise en abyme ? Comment les discours sont-ils retransmis via d’autres médias ? Dès lors, que devient l’éloquence ?
•La rhétorique filmée comme action performative et/ou politique : Il est difficile de ne pas voir dans le film mettant en scène des tribuns un usage du cinéma comme tribune. Cet usage pose le problème des objectifs de la rhétorique. Les usages de techniques de persuasion au cinéma n’impliquent-ils pas un rapport de manipulation au public ? Par ailleurs, de nombreux films proposant des scènes de tribune sont produits à une période où les pratiques persuasives sont autant associées aux délibérations démocratiques qu’aux discours de leaders despotiques. L’étude de la rhétorique filmée ne saurait se passer d’une étude en lien avec son contexte historique.
Comment situer le cadre et les scènes de tribune par rapport à l’ensemble du film ? Quels rôles jouent-ils dans l’organisation et le propos général ? Le film de tribune est-il au service de la démocratie, ou au contraire implique-t-il une ambiguïté dans le rôle de la rhétorique ? Ces films ont-ils tous une dimension politique ? Comment l’audience reçoit-elle ces moments de tribune ? Face à celui qui parle, quelle construction de celui qui écoute ? À qui s’adressent les discours ? Selon quelles techniques et modalités esthétiques l’adresse est- elle mise en scène ?!
Les propositions de communication (500 mots max.) ainsi qu’une brève biographie sont à adresser par e-mail (rhetoriquefilmee@gmail.com) aux co-organisateurs avant le 15 décembre 2018.
Les communications peuvent être présentées en français ou en anglais.
Comité organisateur :
Mathias Lavin (MCF, P8)
Jennifer Verraes (MCF, P8)
Claire Demoulin (Doctorante EDESTA, P8) Guillaume Cot (Doctorant EDESTA, P8)
Comité scientifique :
Christian Biet (PR, Paris-X)
Teresa Castro (MCF, Paris3)
Martin Goutte (MCF, Paris 3) Christian Kirchmeier (MCF, Munich) Martial Poirson (PR, Paris 8) Guillaume Soulez (PR, Paris 3)