Appel à communications
À quoi sert la tragédie grecque aujourd’hui ?
Usages et imaginaires d’un objet culturel au XXIe siècle
12-13-14 octobre 2023, Paris
Colloque organisé par Tiphaine Karsenti (Université Paris Nanterre, HAR), Claire Lechevalier (Université de Caen Normandie, LASLAR) et Lucie Thévenet (Nantes Université, LAMO)
La tragédie est morte, il serait vain de vouloir la ressusciter (comme toute la tradition s’est imaginée possible de le faire). Il faut au contraire prendre soin du cadavre, le laver et le parer, lui préparer une sépulture. La célébration des funérailles – une cérémonie, sinon un rituel- ce sera le commencement de notre théâtre. (…)[1].
Ainsi Michel Deutsch et Philippe Lacoue-Labarthe constataient-ils en 1981 à la fois l’obsolescence de la tragédie et la nécessité de refonder un nouveau théâtre sur ses cendres mêmes. Si l’affirmation de la mort de la tragédie grecque ou de son inactualité est devenue depuis un lieu commun critique (« La tragédie grecque est-elle finie ? », se demandait-on en 1989[2]), force est de constater que sa présence n’a pas faibli sur les scènes et que la référence aux formes tragiques revient sans cesse dans les discours des artistes les plus divers (de Warlikowski à Deborah Warner, de Romeo Castellucci à Milo Rau, de Maxime Kurvers à Gwenaël Morin, de Hanane Hajj Ali à Kossi Efoui). Ce colloque a pour objectif de cerner les enjeux actuels de la référence à la tragédie grecque et d’en analyser les usages esthétiques, sociaux, politiques dans la création internationale depuis la fin du XXe siècle, dans le but de mieux comprendre à quoi sert la tragédie grecque aujourd’hui.
Des travaux riches et nombreux ont été menés pour tenter d’expliquer la fascination suscitée par la tragédie grecque et pour reconstruire l’histoire de sa réception sur les scènes contemporaines. Ils ont porté sur l’interprétation, les mises en scènes ou les réécritures, dans une perspective historiographique, esthétique ou intertextuelle[3]. La tragédie y apparaît le plus souvent comme une œuvre textuelle que l’on cherche à faire revivre, transmettre, actualiser à travers des enjeux contemporains qu’il s’agit alors pour les chercheurs de mettre au jour et d’analyser.
Nos perspectives sont différentes : nous n’aborderons pas ici la tragédie grecque comme un texte, un héritage à transmettre, un patrimoine à faire revivre, mais comme une construction culturelle, une référence dans l’imaginaire collectif, qui relève d’une élaboration historique et varie selon les ères culturelles de réception. Cet objet culturel se forme et se renouvelle, dans un jeu de stratifications successives qui se nourrissent autant des créations artistiques que des disciplines académiques (philologie, histoire, anthropologie, littérature, philosophie ou psychanalyse), des traductions, des critiques, ou du discours médiatique sur l’actualité. C’est précisément à l’analyse de ces stratifications et à l’exploration de leurs enjeux que nous voudrions inviter les participants et participantes à ce colloque.
Il s’agira donc ici de se demander comment l’imaginaire de la tragédie grecque se voit constamment reconstruit, ressaisi, détourné, interrogé aujourd’hui ; comment il travaille la création contemporaine, au théâtre comme dans d’autres pratiques artistiques, et se trouve en même temps travaillé par elle. Car ces représentations se manifestent sur la scène, mais aussi dans d’autres formes, qui peuvent relever du cinéma, des arts plastiques, de la littérature. Elles apparaissent aussi au sein du discours des artistes ou des critiques sur les spectacles. La référence à la tragédie grecque peut alors même se diluer dans une notion aux contours plus larges, qui, par-delà le monde antique, renvoie à une idée syncrétique, « la tragédie ».
Parallèlement, si les réappropriations de la tragédie grecque ne cessent de se démultiplier, on peut néanmoins se demander si elles ne contribuent pas à alimenter un système de valeurs et d’images qui lui sont attachées, et à perpétuer une forme de doxa, voire de « modèle » mythifié, qu’il s’agira ici tout autant de faire apparaître que de remettre en perspective.
Ainsi, nous nous intéresserons notamment aux différents constituants de la « tragédie grecque » et à la manière dont ils sont utilisés comme matériau ou comme « matière morte-vivante »[4] aujourd’hui (le chœur, l’alternance entre chant et parole, le conflit/l’agôn, la scénographie, le héros, le contenu mythologique, la question métaphysique, la catastrophe, la terreur ou l’effroi…) mais aussi aux « images prévisibles » (Peter Stein[5]) qui y sont associées (l’archaïsme/l’origine, la transe/le dionysiaque, le miracle démocratique, la « catharsis ») comme aux mises en scènes exemplaires qui constituent aujourd’hui des strates de la mémoire (l’Orestie de Peter Stein, les Bacchantes de Grüber, Les Atrides de Mnouchkine…) pour observer pourquoi et comment les artistes contemporains les convoquent, les activent et les réactivent au sein même de leurs créations ; l’on pourra analyser les jeux de décomposition, de dissémination et de transformation dont ils peuvent être l’objet.
Les contributions pourront porter sur les usages et les imaginaires de la tragédie grecque au XXIe siècle sur la scène mais aussi dans les autres pratiques artistiques, dans toutes les aires géographiques.
Quels peuvent-être aujourd’hui les enjeux artistiques et idéologiques de la référence à la tragédie grecque ? S’agit-il d’interroger le canon ? de se situer par rapport à lui ? S’agit-il de mettre en actes un « partage de l’antiquité »[6], que viendrait nourrir une interrogation sur l’universalité supposée du modèle ? Ou bien se tourne-t-on vers la tragédie grecque comme genre pour y trouver un laboratoire de formes, un modèle de performance, une expression du mythe, une dramaturgie du conflit politique, une expérience de l’absolu ? À moins que la confrontation avec cet objet mythique, fondateur et fédérateur que constitue la tragédie grecque ne permette précisément de penser le théâtre, sa nécessité, son renouvellement et sa place dans la cité et, au-delà, d’interroger notre modernité.
Les propositions, accompagnées d’une courte bio-bibliographie, devront être adressées avant le 3 décembre 2022 à Tiphaine Karsenti (tkarsenti@parisnanterre.fr), Claire Lechevalier (claire.lechevalier@unicaen.fr) et Lucie Thévenet (lucie.thevenet@univ-nantes.fr).
[1] Michel Deutsch, Philippe Lacoue-Labarthe, cité dans Avant-guerre, n°2, 1981, p. 76.
[2] Évelyne Ertel, Théâtre/Public, N°100, 1991, p. 74.
[3] Notamment, en France, Patricia Vasseur-Legangneux, Les Tragédies grecques sur la scène moderne. Une utopie théâtrale, 2004 ; William Marx, Le Tombeau d’Œdipe, 2012 ; Claire Lechevalier, Actualité des tragédies grecques entre France et Allemagne. La tentation mélancolique, 2019 ; Estelle Baudou, Créer le chœur tragique. Une Archéologie du commun, 2021 ; mais aussi en Allemagne, Matthias Dreyer et Erika Fischer-Lichte (dir.), Antike Tragödie heute : Vorträge und Materialen zum Antikenprojekt des Deutschen Theaters, 2007 ; en Grande-Bretagne, les travaux de l’APGRD, parmi lesquels Kathryn Bosher, Fiona Macintosh, Justine McConnell & Patrice Rankine (dir.), The Oxford Handbook of Greek Drama in the Americas, 2015.
[4] Didier-Georges Gabily, Notes de travail (1986-1996), Actes Sud, 2003, p. 102.
[5] Peter Stein, Antoine Vitez, « Entretien d’Athènes », dans Georges Banu (dir.), Tragédie grecque. Défi de la scène contemporaine, Études théâtrales, 21, Louvain-la-Neuve, 2001, p. 128.
[6] Véronique Gély, « Partages de l’Antiquité : un paradigme pour le comparatisme », Revue de littérature comparée, 2012/4 (n° 344), p. 387-395.